D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’épidémie mondiale de tabagisme tue près de six millions de personnes chaque année. Toujours d’après l’Organisation, “plus de 80% du milliard de fumeurs dans le monde vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.”
Au Cameroun, d’après les statistiques nationales contenues dans l’Enquête mondiale sur le tabagisme chez les adultes (GATS), menée par l’OMS en 2013, la consommation du tabac touche 1,1 million d’adultes sur une population d’un peu plus de 23 millions d’habitants. Malgré les mesures prises pour dissuader les consommateurs (interdiction de la publicité sur les médias classiques, application des taux maxima d’imposition applicables dans la zone Cemac: tarif extérieur commun à 30%, droit d’accises à 25 %, TVA à 17,5%) le chiffre d’affaires des importateurs continue de connaître une embellie.
Pour illustration, d’après les statistiques disponibles, le leader du secteur, en matière d’importation, British American Tobacco Industrie (BAT), avait réalisé un chiffre d’affaires de 31,4 milliards de F CFA en 2012 contre 29,9 milliards l’exercice précédent; 25,6 milliards en 2010; 21,6 milliards en 2009 et 19,3 milliards de F CFA en 2008. Au moment où la société civile plaide pour une plus grande taxation des produits du tabac (à hauteur de 70%) pour diminuer l’accessibilité des produits, l’industrie du tabac, elle, plaide pour une réglementation favorisant la commercialisation de nouveaux produits réputés plus “sains” comme la cigarette électronique.
En novembre prochain, les parties signataires de la Convention cadre de l’OMS pour la lutte antitabac se réuniront en Inde dans le cadre de la septième session de leur Conférence, pour examiner la mise en oeuvre de ce traité international contraignant pour l’industrie du tabac. la Convention a été publiée en 2003, avant d’entrer en vigueur en 2005. Elle compte à ce jour au moins 168 signataires.
Le site « Journalducameroun.com » s’appesantit sur les enjeux liés à la réglementation du tabac en compagnie du Dr Flore Ndembiyembe, ancien Secrétaire permanent du Comité national de lutte contre la drogue, et actuelle présidente de la Coalition camerounaise contre le tabac (C3T).
INTERVIEW DE FLORE NDEMBIYEMBE
Journalducameroun.com: Le 09 juillet dernier, une cinquantaine de journalistes d’Afrique Francophone ont pris part à Grand-Bassam (Côte d’Ivoire), à un atelier portant sur les enjeux liés à la réglementation du tabac en Afrique. Au cours de cet atelier, un responsable de Phillip Morris International (l’un des leaders mondiaux de la production et de la distribution des produits du tabac) et le président d’une organisation anti-tabac britannique (Counter Factual) se sont accordés pour dire que le tabac, tel qu’il est consommé actuellement, c’est-à-dire brûlé, est nocif pour la santé mais qu’il existe une solution plus saine permettant de le “chauffer”. Les deux acteurs ont ainsi relevé le fait que de nouveaux produits comme la cigarette électronique réduisent la nocivité de la cigarette de 95% en citant pour cela une étude du Collège Royal des Médecins du Royaume Uni publiée en avril 2016. Que vous suggère de tels propos?
Dr Flore Ndembiyembe : La cigarette électronique est un nouveau produit du tabac. On ne sait pas encore tout de ce produit. Il y a des études qui sont faites, celle que vous citez n’est pas la première.
l faut dire qu’il ne s’agit pas d’un produit uniforme, ça dépend de ce que vous y mettez; ça dépend du taux de nicotine qu’il y a dans l’extrait que vous consommez, ça peut être plus ou moins nocif. Cependant, il faut savoir que la cigarette électronique aide parfois à diminuer la consommation de cigarettes. On a vu des gens qui ont considérablement diminué leur consommation de la cigarette, mais ce n’est pas pour cela que la cigarette électronique n’est pas nocive. A cause de cet effet de diminution de la consommation de cigarettes, il y a des gens qui pensent que pour aider les gens à arrêter de fumer, à diminuer leur consommation de cigarettes, on peut leur proposer la cigarette électronique, qui reste nocive cependant. Malheureusement, les industriels proposent la cigarette électronique même à des jeunes qui n’ont pas encore l’expérience de la cigarette. Et ça il faut absolument l’éviter parce qu’il y a des risques liés au vapotage (action de vapoter, liée à la cigarette électronique, Ndlr). Il y a aussi des études qui ont justement montré qu’il y a des jeunes qui commençaient par la cigarette électronique et quand ils devenaient dépendants à la nicotine, ils allaient vers la cigarette contenant plus de nicotine. Donc, pour l’instant, il y a des gens qui proposent la cigarette électronique pour aider les fumeurs à diminuer leur consommation, mais ce n’est pas pour encourager la cigarette électronique en tant que produit pour une première expérience. Elle contient aussi de la nicotine, produit qui entraîne aussi la dépendance.
Y a-t-il des solutions pratiques à mettre en oeuvre qui permettent de réduire les risques liés au tabagisme ?
En général, le tabagisme entraîne une dépendance physique, une dépendance psychologique et une dépendance comportementale. Quand on veut amener quelqu’un à diminuer sa consommation de cigarettes et arrêter, on agit sur ces trois facteurs. Il faut de toute façon arrêter de fumer: ça peut être brutal, ça peut être progressif. Pour ceux qui ne réussissent pas un supplément en complément de la nicotine, on passe par des substituts nicotinés, donc toujours un accompagnement. Pour la dépendance comportementale, on va dire: “quand vous avez envie de fumer, au lieu de faire le geste de porter la main à la bouche avec la cigarette, vous allez prendre un café, un verre d’eau, un fruit. Et pendant vos périodes oisives, vous allez essayer de vous occuper en faisant du sport, en faisant de la lecture, etc.” Mais il faut passer par l’arrêt total de la cigarette et suppléer l’activité de fumer par d’autres activités qui vous font plaisir.
Dans un pays comme le Cameroun, que sait-on du phénomène du tabagisme? Quel est l’effectif de la population touchée et comment se répartit-elle ?
Nous avons en ce moment les chiffres de la première enquête mondiale de l’OMS sur le tabagisme des adultes, le GATS (Global adult tobacco survey, ndlr) et les résultats datent de 2013. Dans la population générale, on retrouve 1,1 million de fumeurs réguliers de cigarettes. Il faut savoir que parmi ces fumeurs, la moitié va mourir des conséquences du tabagisme. Autre fait important à relever, c’est que dans cette enquête on a interrogé les populations sur leur désir de voir interdire le fait de fumer dans les lieux publics et les gens sont d’accord à plus de 80%. Ce sont des chiffres qui nous encouragent à aller vers une réglementation qui interdit de fumer dans les lieux publics. En 2008, il y a eu une enquête similaire, toujours faite par l’OMS, sur les jeunes. Et là on a constaté que près de 80% des élèves du secondaire avaient déjà eu un premier contact avec la cigarette. Et il faut savoir que ce premier contact est souvent facilité par l’industrie qui distribue les premières cigarettes gratuitement aux jeunes.
Même au Cameroun ?
Au Cameroun, il n’y a pas longtemps, on l’a aussi observé. Il y a eu une marque de cigarette qui offrait la première boîte gratuite. Quand vous alliez avec un paquet vide, ils vous offraient un second gratuitement. Et il y a des campagnes dans les cités universitaires, les jeux concours, etc. ce sont des choses qui se font ici.
Vous avez régulièrement défendu l’idée d’une loi antitabac au Cameroun, s’arrimant à la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la Santé pour la lutte antitabac (CCLAT). Que préconisez-vous dans cette loi ?
Une loi forte doit avoir au minimum: une interdiction de fumer dans les lieux publics; une interdiction de vente aux mineurs; des avertissements graphiques sur les paquets de cigarettes aux normes de la Convention (Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, ndlr); une interdiction globale et totale de la publicité, du sponsoring et du marketing. Cette loi doit aussi réglementer les activités de l’industrie: lieux de vente, contrôle de la composition de la cigarette, emballages, entre autres.
L’interdiction de la publicité sur la cigarette au Cameroun est déjà effective…
Ce n’est pas tout à fait effectif. L’article 30 de la loi sur la publicité parle de l’interdiction de la publicité sur le tabac… sur certains médias. C’est principalement sur les médias traditionnels dont la télé, les grandes affiches, etc. Mais si vous descendez, vous allez voir un kiosque, avec un parapluie; vous pourrez aussi voir des jeunes, des “cigarette girls” qui distribuent les petites affiches, ce n’est pas interdit. En ce moment justement, nous voulons qu’il y ait au moins un décret d’application explicite sur les autres supports publicitaires.
S’agit-il de la cigarette classique, ordinaire, ou la loi antitabac prend en compte tous les produits ?
La loi antitabac prend en compte tous les produits. Et ce que j’ai oublié de dire par rapport à la cigarette électronique, c’est qu’il s’agit d’un produit nouveau: on ne peut pas avoir une position tranchée sur la question. Mais il faut quand même être très prudent parce que dans les pays où il y a des lois antitabac, la cigarette électronique est surveillée exactement comme les autres produits du tabac. Par exemple, lorsque vous voyagez, vous n’avez pas le droit de vapoter dans l’avion, c’est interdit, comme les autres produits de la cigarette.
L’Inde accueillera en fin d’année la prochaine Conférence des parties à la Convention cadre de l’OMS sur le contrôle du Tabac (COP7), conférence prévue du 7 au 12 novembre 2016, pour examiner la mise en oeuvre globale des principales mesures édictées dans le CCLAT. Quelle devrait être l’urgence pour des Etats comme les nôtres selon vous ?
Je pense que l’urgence consiste en une loi parce qu’elle est globale, elle contrôle la production, la commercialisation et la consommation. Il faut vraiment une loi qui prenne en compte tous les aspects. Si on fait la loi, on aura fait un grand pas et les populations seront mieux protégées.
Où en-êtes vous avec le plaidoyer autour de la loi ?
Nous continuons à faire le plaidoyer parce que nous pensons que c’est peut être à cause du calendrier administratif ou gouvernemental qu’elle est bloquée à la présidence de la République. Mais c’est la dernière étape, nous mettons la pression pour que les choses se débloquent. Nous espérons que d’ici peu, dans les prochaines sessions, elle sera sur la table des députés. Nous avons contribué à la création d’un réseau de parlementaires. Nous avons déjà sensibilisé les ministères, tout le monde est acquis; nous avons vu certaines personnes à la présidence; les députés et les sénateurs n’attendent que la dépôt de la loi. C’est pour cela que nous avons espoir que lorsque la loi arrivera au parlement, elle ne tardera pas à être adoptée pour le bien être de nos populations.
Peut-on conclure en disant que votre action porte ses fruits et que votre coalition est écoutée au sein du gouvernement ?
Le problème de tabagisme ne laisse personne indifférent. Les gens qui résistent ce sont des personnes qui ne sont pas au courant. Quand nous sommes devant quelqu’un et que nous expliquons, en général les gens adhèrent. Le gros obstacle ici au Cameroun, c’est l’industrie du tabac. C’est leur business, on comprend. En fait, nous ne sommes pas contre l’industrie, nous disons que nous sommes pour la santé publique et qu’il s’agit simplement de réglementer ce commerce. Mais le mensonge qui fait que nous avons des difficultés, c’est qu’ils (les industriels, ndlr) continuent de dire qu’ils apportent beaucoup d’argent à l’Etat à travers les taxes. Or, dans les pays où les études ont été menées, les frais occasionnés par la prise en charge des maladies liées au tabac absorbent toutes ces taxes. Et nous pensons aussi que pour que ces taxes soient utiles, il faut qu’elles servent à la promotion de la santé en général; et à la lutte antitabac. Ce n’est pas par exemple le cas dans notre pays. Et puis ces gens peuvent se reconvertir, les cultivateurs et l’industrie peuvent produire et vendre autre chose. Il y a des gens qui sont encore convaincus, sincèrement, que ces taxes sont importantes. Alors que le coût pour la société est peut être plus important que ces taxes. Donc le gros obstacle, c’est l’industrie avec cet argument d’apporter de l’argent à travers les taxes. Elle ne dit pas ce qu’elle fait perdre à la société à travers la prise en charge des malades et des décès.
Source : Journal du Cameroun