Dans un rapport récent, l’OMS demande l’interdiction aux mineurs des films où on voit les acteurs fumer. Mais ce combat ne fait pas l’unanimité
Faut-il interdire aux mineurs les films où l’on voit des personnages en train de fumer ? Tel est en tout cas le souhait de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Dans un rapport publié le 1er février, elle réclame une « classification selon l’âge » des films dans lesquels on consomme du tabac. « Le but est d’empêcher les enfants et les adolescents de commencer à fumer », indique l’OMS, en affirmant que le cinéma « rend des millions de jeunes esclaves du tabac ».
Du tabac dans 36% des films pour la jeunesse
L’institution des Nations unies évoque notamment des études conduites aux États-Unis, par le Centre de contrôle et de prévention des maladies d’Atlanta. Selon cet organisme, en 2014, le spectacle de la consommation de tabac dans les films aurait incité plus de six millions d’enfants américains à devenir fumeurs.
« Deux millions d’entre eux décéderont de maladies liées au tabac », prévient l’OMS, en précisant qu’en 2014 la consommation de tabac apparaissait dans 44 % des films produits à Hollywood. Et dans 36 % des films destinés à la jeunesse.
Des représentations du tabac même sans fumée
Cette initiative de l’OMS est saluée par Michèle Delaunay, députée socialiste de Gironde, très en pointe sur le sujet. « Les scènes de tabagisme sont présentes dans 80 % des films français »,souligne la députée, qui tire ce chiffre d’une étude de la Ligue contre le cancer.
Publiée en 2012, cette enquête a été menée sur 180 films à succès sortis entre 2005 et 2010. « Dans 80 % de ces longs métrages, on retrouvait des situations avec une représentation du tabac. Soit avec des personnages en train de fumer, soit avec des objets comme des briquets, des cendriers ou des paquets de cigarettes », souligne Yana Dimitrova, chargée de mission à la Ligue.
A l’origine, une stratégie de placement de produit
Le tabac au cinéma ? En fait, c’est une longue histoire de relations secrètes et longtemps inavouables. Il a fallu en effet la publication des archives des grands cigarettiers pour découvrir que les firmes ont pendant longtemps payé pour que leurs produits apparaissent dans les films.
« On appelle cela du placement de produit. Et c’est très efficace pour faire discrètement de la publicité sans que, le plus souvent, le public non averti s’en rende compte », explique Karine Gallopel-Morvan, professeur en marketing social à l’École des hautes études en santé publique de Rennes.
Développer le tabagisme féminin
Ces pratiques ont commencé dès les années 1930 aux États-Unis, notamment pour développer le tabagisme féminin. « À l’époque, fumer était très mal vu pour une femme. Et le cinéma a été un excellent moyen pour mettre en avant l’image valorisante et soi-disant émancipatrice du tabac en faisant fumer des actrices célèbres », poursuit Karine Gallopel-Morvan.
Après la guerre, cette stratégie n’a cessé de se développer. « Il est raisonnable de penser que les films et les personnalités ont plus d’influence sur les consommateurs qu’une affiche statique d’un paquet de cigarettes », indiquait en 1989 un document interne d’une grande firme du tabac.
Dans un livre paru en 2003 , le professeur Gérard Dubois, médecin de santé publique, révélait que les firmes n’hésitaient pas non plus à couvrir de cadeaux (montres, bijoux, voitures) les plus grandes stars du cinéma américain. Ou à fournir régulièrement les acteurs avec leurs cigarettes préférées pour qu’ils les fument dans la vie mais aussi à l’écran.
Une image loin de la réalité
Aujourd’hui, il est difficile de savoir si ce placement de produit, souvent interdit par les législations anti-tabac, continue à exister de manière souterraine. C’est en tout cas la conviction des associations qui estiment que trop de films présentent une image omniprésente et valorisante de la cigarette.
Sans tenir compte de la réalité du tabagisme. « Quand on voyait, en 1950, 70 % des hommes fumer dans un film, c’était normal. Car à l’époque, 70 % des hommes fumaient en France. Mais aujourd’hui, il n’est pas logique de voir encore cela dans un film alors que la prévalence est de 30 % dans notre pays », explique Emmanuelle Béguinot, directrice du Comité national contre le tabagisme (CNCT).
Respecter la liberté de création du réalisateur
Cet argument n’est pas fondé selon Adrien Gombeaud, écrivain et journaliste qui a publié Tabac et cinéma. Histoire d’un mythe (Scope Éditions) en 2008. « Ces histoires de pourcentage sont absurdes. Selon ce principe, il faudrait qu’il y ait aussi 10 % de chômeurs dans tous les films, explique-t-il. Et si on suit le raisonnement des associations, il faudrait que, dans une course-poursuite à l’écran, les voitures ne dépassent pas la limitation de vitesse. »
Selon Adrien Gombeaud, un film n’est pas un spot de prévention du ministère de la santé. « C’est une œuvre. Et il faut respecter la liberté de création du réalisateur. Si on voit beaucoup de gens fumer dans les films, c’est parce que de nombreux cinéastes estiment que la cigarette ou la fumée du tabac ont un important potentiel esthétique. Cela peut aussi être un élément de mise en scène. Par exemple, lorsqu’un réalisateur fait un plan fixe sur un acteur, le fait qu’il ait une cigarette à la main permet de créer du mouvement. Sans la cigarette, le plan risque d’être un peu mort », explique Adrien Gombeaud, en ajoutant que le tabac est aussi un bon moyen pour situer très vite un personnage dans l’intrigue.
« Car le tabac est marqueur social. Et la façon dont le personnage fume donne une indication immédiate sur son statut. Par exemple, la façon dont Jean Gabin tenait sa cigarette dans ses premiers films, quand il incarnait le prolétariat français, n’a rien à voir avec sa manière de fumer lorsqu’il jouait des rôles de bourgeois dans la deuxième partie de sa carrière. »
Diffuser des spots anti-tabac avant un film ?
Du côté des associations, on se défend de toute volonté de censure. « On ne demande pas la disparition totale du tabac dans les films. Mais régulièrement, on voit des scènes qui n’apportent rien à l’intrigue du film. Par exemple un gros plan sur un paquet avec la marque bien visible », indique Emmanuelle Béguinot.
« Il faudrait que plus aucune subvention publique ne soit donnée aux films qui font ainsi la promotion du tabac », estime Michèle Delaunay. Pour Karine Gallopel-Morvan, il faut développer la prévention. « On pourrait imaginer qu’avant chaque film très “enfumé” soit diffusé un spot anti-tabac ou de sensibilisation des jeunes spectateurs. »
► LE TABAC DANS LES FILMS ÉTRANGERS
Selon l’OMS, entre 2002 et 2014, des images de consommation de tabac figuraient dans presque les deux tiers (59 %) des plus gros succès du cinéma américain. Son rapport indique aussi qu’en Islande et en Argentine, neuf films produits sur dix, y compris des films destinés à la jeunesse, mettent en scène de la consommation de tabac.
Source : La-croix.com