SANTÉ PUBLIQUE • La vape, chance à saisir ou menace à étouffer? Tandis que les vapoteurs suisses veulent libérer les liquides nicotinés nécessaires au sevrage tabagique, un projet de loi vise à assimiler la vape au tabac. Enjeux d’une révolution sanitaire en marche.
Le danger d’un schisme plane sur la lutte contre le tabagisme. D’un côté les tenants de l’abstinence stricte, de l’autre les tabacologues défenseurs de la réduction des risques. Près de 60% des fumeurs européens ont récemment tenté de se sevrer. L’enjeu central entre les deux approches passe par les moyens accessibles pour les sortir du tabac. L’émergence de la vape cristallise cette opposition. Autour de cet objet, des controverses sanitaires et sociales, des intérêts économiques gigantesques pour les Etats, la pharma et les cigarettiers. Au milieu, des millions de vapoteurs, pour la plupart usant de nicotine et à 98% ex-fumeurs ou fumeurs visant à se sevrer.
Tabac légal, vape illégale en Suisse
La Suisse, via la prohibition des liquides nicotinés, suit une politique dure contre la vape. Le statut de cette alternative, et son assimilation ou non au tabac, sera un des enjeux de la future loi sur les produits du tabac (LPTab) dont l’agenda a déjà pris du retard. L’actuelle interdiction des liquides nicotinés «est infondée», selon l’avis de droit de Me Jacques Roulet, présenté le 30 mai par Helvetic Vape, l’association suisse des vapoteurs. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) répond d’attendre la prochaine LPTab. C’est-à-dire à l’horizon 2019 – soit quatorze ans après l’interdiction. Politique dilatoire alors que l’OFSP pourrait intégrer la vape dans une ordonnance de la nouvelle loi sur les denrées alimentaires et produits usuels par laquelle elle l’a traitée jusque-là dont l’entrée en vigueur est prévue en janvier prochain.
Pourtant, le rapport d’experts présenté en 2014 par le Pr Jacques Cornuz, vice-président de la Commission fédérale de prévention du tabagisme, souligne la nécessité de la nicotine pour le sevrage tabagique à l’aide de la vape. La prohibition des liquides nicotinés l’a confinée en Suisse où, en contrepartie, le tabagisme se maintient depuis 2008 à 25% de la population. En comparaison, le Royaume-Uni a vu son taux de fumeurs baisser de 11 points depuis 2006, passant sous les 20%. L’Action on Smoking and Health, principale organisation britannique anti-tabac, dénombre 1,1 million de vapoteurs sevrés du tabac. Des faits qui appuient les études montrant un taux de sevrage à l’aide de la vape autour de 40%, accompagné de 25% à 50% de fumeurs réduisant fortement leur consommation. Aucun produit n’a insufflé une telle bouffée d’air à la lutte contre le tabagisme. Alors qu’avec la seule volonté, 96% des tentatives d’arrêt échouent.
«Les gens fument pour la nicotine mais meurent du goudron.» En 1974, le Pr Michael Russell, l’un des pionniers de la recherche sur la dépendance au tabac, ouvrait la voie de la réduction des risques. Au lieu de condamner toute consommation de nicotine, cette approche envisage des produits de substitution, introduisant l’idée d’un continuum dans l’échelle des risques. En 1998, le Pr Neal Benowitz, pharmacologue clinique à l’Université de Californie à San Francisco, établit, dans un ouvrage de référence sur la toxicité de la nicotine, son très faible impact cardiovasculaire, son absence de carcinogenèse mais un risque pour le développement cérébral du fœtus. Pourtant, la nicotine a encore une réputation démoniaque. Alors que la dose orale de toxicité aiguë admise de 60 mg (0,8 mg/kg corporel) pour un adulte repose sur une auto-expérience douteuse du XIXe siècle. Le Pr Bernd Mayer, de l’Institut des sciences de pharmacologie de l’Université de Graz, en Autriche, a mis à jour l’incroyable lacune de cette norme et s’appuie sur des recherches récentes pour la réévaluer entre 0,5 g et 1 g (6,5 mg à 13 mg/kg).
Sans combustion ni tabac, la vape ne génère ni monoxyde de carbone, qui asphyxie l’organisme prenant la place de l’oxygène dans le sang, ni goudrons, qui tapissent les poumons tabagiques. Une commission scientifique, pour le parlement anglais, l’évalue à «au moins 20 fois plus sûre, et probablement considérablement plus» que fumer en terme de risques à long terme4. Absence de cytotoxicité établie par le Pr Konstantinos Farsalinos, chercheur au Centre Onassis d’Athènes, addictivité similaire aux gommes nicotinées, elles-mêmes très peu addictives, selon une étude de Jean-François Etter, professeur de santé publique à l’Université de Genève et responsable du site stop-tabac.ch. Sans nicotine free-base ni toxiques tels que polonium 210, cadmium, arsenic, ammoniaque, etc. Des centaines de travaux scientifiques démontrent la très faible dangerosité du produit.
En l’état des connaissances, on ne peut taire cette évidence: pour sa santé, un fumeur a tout à gagner à abandonner la clope par la vape.
A défaut de pouvoir contester l’absence des principaux pathogènes du tabac, les attaques ont porté sur les aldéhydes dans la vape. En janvier, les médias clament que «l’e-cig est 5 à 15 fois plus cancérigène que le tabac» selon des chercheurs de Portland. Le 13 mai, sur le site de son université, le Pr David Peyton se distancie: «Nous n’avons jamais dit cela». Les dangers du tabac ne se réduisent pas aux aldéhydes. Surtout, l’étude montre qu’à puissance normale, les vaporisateurs n’en dégagent que d’infimes taux. Ce n’est qu’en surchauffe que ces substances toxiques apparaissent significativement. Cas irréaliste à l’usage, selon le Pr Farsalinos qui juge le protocole biaisé dans la revue Addiction.
Les buzz anxiogènes pullulent. Comme, en novembre dernier, le ouï-dire attribué à un chercheur japonais par l’AFP alors qu’il venait de publier une étude démontrant l’inverse. Ce climat délétère étouffe la confiance envers la vape. De 2012 à 2014, les Européens la considérant nocive sont passés de 27% à 52% selon l’Eurobaromètre. Une catastrophe aux yeux des partisans de la réduction des risques. L’influence des lobbys pharmaceutique et cigarettier n’est probablement pas étrangère à ces rumeurs, mais elles proviennent aussi du milieu pro-abstinence.
Effet passerelle ou ringardisation du tabagisme?
Les tenants de l’abstinence reprennent le vieux slogan anti-capote: la vapote favoriserait le tabagisme en banalisant la gestuelle. En février le Dr Joan-Carles Suris, de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne, sonne l’alerte dans Le Matin: «la cigarette électronique est une porte d’entrée vers le tabagisme des jeunes». Pourtant son étude3, réalisée avec Christina Akré, ne présente aucun cas de jeune amené au tabac par la vape! Aussi choquant, les jugements de valeur telle cette fumeuse prétextant que «si c’est mauvais autant recommencer la cigarette» y sont cautionnés comme vérités scientifiques de fait. Ceci explique-t-il que l’étude n’ait pas été révisée par des pairs, procédure de validation scientifique incontournable?
A l’opposé, l’étude «Paris sans tabac», menée par le Pr Bertrand Dautzenberg sur plus de 3300 élèves français, conclut à un effet de «compétition avec le tabac, favorisant une baisse du tabagisme des plus jeunes» en chute de 10 points depuis 2011. La même tendance aux Etats-Unis suscite controverse. De 2011 à 2014, le Center for Disease Control enregistre une baisse de 15,8% à 9,2% de fumeurs chez les 15/19 ans. Mais l’organisme se désole des 13,2% de vapoteurs. Du coté des tabacologues, le Pr Michael Siegel, de l’Université de Boston, s’en réjouit: la vape «détourne les jeunes des cigarettes», très peu de vapoteurs passant ensuite aux tueuses. «L’expérimentation du tabac est presque toujours antérieure à celle de la cigarette électronique» et la vape «avec nicotine est l’apanage presque exclusif des fumeurs», précise une enquête de la Fondation du souffle, portant sur 3000 ados français en 2014.
Enfumage politique
L’industrie cigarettière cherche à assimiler cette alternative concurrente en simple accessoire. Paradoxalement, le camp «quit or die» (abandonner le tabac ou mourir) reprend ce refrain, en amalgamant les deux modes de consommation de nicotine. «La capacité de l’industrie du tabac à bâillonner les menaces de technologie alternative n’est pas dû à une cabale de malins génies. Cela vient plutôt des actions involontairement utiles à ces sociétés de personnes s’en considérant ennemis mortels. Big Tobacco a peu d’amis. « Mais, avec de tels ennemis, il n’en a nullement besoin », cingle David Sweanor, professeur auxiliaire de droit à l’Université d’Ottawa, spécialisé dans les politiques publiques de lutte contre le tabagisme.
Diverses raisons expliquent cette étrange alliance contre-nature. Conservatisme corporatiste des mandarins médicaux face à une révolution scientifique initiée par les usagers, selon David Sweanor. Moralisme exacerbé ne supportant pas que le vapoteur prenne plaisir à son sevrage tabagique, pour la Pre Lynn T. Kozlowski, psychologue à l’Université de Toronto. Influence délétère du lobby pharmaceutique, dont la majeure partie des revenus se fait grâce aux maladies produites par le tabagisme, pour bien d’autres. Et peut-être, l’effet d’annonce du tobacco «endgame» (élimination du tabagisme) en 2040 par l’Organisation mondiale de la santé.
Empli de formules incantatoires, un des rares objectif pratiques en est la chasse à la vape. Plus simple que les mesures anti-tabac, elle est appréciée d’autorités sans imagination ni courage en leur assurant, pour l’heure, le maintien des recettes liées au tabac.
La Suisse continuera-t-elle à saboter sciemment un moyen de rendre obsolète le tabac? La réponse pourrait être dans les mains des acteurs sociaux, vapoteurs et professionnels de la santé, s’ils se mobilisent à temps.
Source : Lecourrier.ch