Dans un magasin de tabac à Genève. Le commerçant a placé au-dessus de son comptoir un assortiment de cigarettes électroniques (chinoises, comme la plupart) et de liquides pour les recharger. Les fioles de 10 ml sont de la marque suisse InSmoke. Contiennent-elles de la nicotine, substance que la majorité des usagers d’e-cigarettes consomment pour remplacer la cigarette classique ? Oui, pense le patron de la petite échoppe, qui confirme vendre des produits nicotinés depuis des mois. Or la nicotine sous cette forme est interdite de commerce. Et vérification faite, ses lots ne contiennent pas le fameux produit!
Cette histoire résume la situation bizarre qui règne en Suisse au sujet des cigarettes électroniques. Ces appareils rechargeables ont fait florès à partir de 2013, mais leur commerce a été freiné par l’interdiction de la nicotine, qui est en revanche autorisée en Europe. Dans un pays qui accueille les sièges et des usines des plus grands producteurs de cigarettes mondiaux, comme Philip Morris ou Japan Tobacco International, cette mesure, qui résulte d’une ordonnance du Conseil fédéral sur les denrées alimentaires, fait enrager les promoteurs du vapotage. «Cette interdiction est aberrante», fulmine Stefan Meile, patron d’Insmoke. Son entreprise basée en Thurgovie produit des liquides pour e-cigarettes et les distribue dans tout le pays. «Au niveau de la santé publique, ajoute-t-il, c’est une catastrophe, puisque les gens qui utilisent des e-cigarettes sont tous des anciens fumeurs et qu’ils ont besoin de nicotine pour ne pas rechuter.»
Une interdiction qui s’explique mal
«L’interdiction du commerce d’e-cigarettes avec nicotine s’explique difficilement dès lors que celui des cigarettes traditionnelles, probablement plus nocives, est autorisé», constate le bureau BASS , mandaté par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) dans le cadre de la nouvelle loi sur les produits du tabac (LPTab), qui sera débattue cette année. Pourquoi autoriser des cigarettes dont la dangerosité est prouvée depuis longtemps (son coût social et sanitaire s’élèverait en Suisse à 9,9 milliards de francs, selon une étude citée par le BASS). Et d’un autre côté, interdire la diffusion de nicotine à travers un appareil dont l’usage est moins dangereux, même si les effets du vapotage n’ont pas pu être mesurés sur le long terme. Le bureau BASS calcule que la légalisation des e-cigarettes avec nicotine aurait pour effet de diminuer de 2,1 %, la proportion de fumeurs dans la population.
En conséquence, le Conseil fédéral, dans son message sur la LPTab, a autorisé le principe de la nicotine dans les e-cigarettes. Il a assorti cette décision de mesures de protection du consommateur, comme l’interdiction de la publicité ou de la vente de ce produit aux mineurs. En revanche, les e-cigarettes devraient échapper aux taxes prélevées sur le tabac.
Un producteur de liquides attaque l’Etat
Pour survivre, les marchands indépendants établissent des magasins dans les pays voisins, où les clients peuvent commander de la nicotine liquide. Certains ont décidé de se battre. C’est ce qu’a fait le producteur thurgovien Insmoke. A partir de juin 2015, cette société a passé outre l’interdiction. En octobre, le chimiste cantonal est venu visiter les lieux. Le fonctionnaire n’a pas fermé l’usine, mais il a demandé son avis à l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV).
La réponse de cet office est tombée en novembre. « Jusqu’à l’entrée en vigueur de la future loi sur le tabac, il restera interdit de mettre sur le marché et de vendre ces produits en Suisse. La législation actuelle ne suffit pas à garantir une protection complète de la santé et la mise sur le marché de ces produits ne peut donc pas être autorisée, estime l’OSAV. L’interdiction demeure. Et, en cas de référendum contre la future loi sur le tabac, elle pourrait perdurer jusqu’en 2020« .
La contre-attaque de Philip Morris avec son tabac chauffé
Pendant qu’une petite partie des fumeurs suisses passe à la cigarette électronique, l’industrie du tabac sort ses armes. Philip Morris a investi des centaines de millions en recherches pour proposer à ses clients une cigarette qui serait moins nocive (celle-ci tue 9500 personnes par an en Suisse). C’est l’idée d’iQOS, produit lancé sur le marché helvétique en août 2015. L’idée de ce dispositif électronique vendu 80 francs est la suivante: au-lieu de brûler le tabac, action qui est à l’origine du dégagement des substances les plus nocives de la cigarette, l’appareil iQOS, qui est une sorte de fourreau, chauffe des mini-cigarettes Marlboro, vendues au même prix qu’un paquet classique (8 francs). «Notre produit est destiné aux fumeurs adultes qui souhaitent une alternative à la cigarette, sans cendres et moins d’odeur. Les premières réactions des consommateurs adultes sont positives», commente Julian Pidoux, porte-parole de Philip Morris. Le mot d’une cigarette «saine» ou «moins dangereuse» n’est pas prononcé. Mais l’objectif de la marque est clair: prouver grâce à des tests scientifiques «indépendants » que ce dispositif permet de diminuer de façon sensible des risques de la cigarette.
Neuchâtel favorable à ce nouveau produit
Les cantons qui hébergent des fabricants de cigarettes, à commencer par Neuchâtel, avec son Centre de recherches de Philip Morris, sont sensibles aux arguments de cette marque. Avec un tel produit, «le risque se réduit avec pour but ultime d’atteindre un effet qui soit aussi proche que possible du sevrage (de cigarettes: ndlr)», écrit le Conseil d’État neuchâtelois dans un courrier à l’OFSP. «Compte tenu des évolutions rapides en matière de produits de substitution, notamment en matière de tabac chauffé, il est possible que la recherche aboutisse à des produits totalement non nocifs (…). Ce développement constitue une opportunité sérieuse de réconcilier promotion de la santé publique et construction d’un avenir durable pour le tabac», espère le Gouvernement neuchâtelois.
«La méfiance des associations de lutte contre la tabagie
Les associations de lutte contre le tabac, qui portent un regard teinté de méfiance sur la cigarette électronique, redoublent de prudence face au Big Tobacco. «Cette industrie vise la création d’une catégorie spécifique pour ce type de produits prétendu à risques réduits, espérant ainsi devenir un partenaire de la santé publique. Or ce secteur, qui cible les jeunes dans sa publicité, n’est pas fiable», rétorque Michela Canevascini, cheffe de projet au CIPRET-Vaud.
En décembre, une tribune du journal Le Courrier signalait que le paquet iQOS ne faisait pas figurer l’avertissement sur les graves nuisances du tabac , se contentant d’une formule adoucie («peut nuire à votre santé»). «L’entreprise évalue elle-même la situation juridique au moment d’étiqueter ses produits (…)», explique Catherine Cossy, porte-parole de l’OFSP. Pas impossible que les chimistes cantonaux se plaignent de cette stratégie du cigarettier auprès de la Confédération.
Source : revue.ch (Merci a Philippe Poirson)