Une histoire de quête de liberté, d’émancipation, de marketing. Et, toujours, de dépendance. Sylviane dit que son histoire, c’est celle de beaucoup de femmes de sa génération. L’histoire de ces femmes, ados dans les années 1960 et devenues très tôt fumeuses. Un peu par idéal, rébellion ou volonté d’émancipation. L’histoire, ensuite, de toute une vie accrochée à la cigarette.
« Au départ, le tabac, pour moi, c’était une posture. Puis, c’est devenu une addiction », confie Sylviane, 67 ans, ancienne cadre supérieure. Avec, derrière elle, « cinquante ans de vie avec le tabac » et, depuis juin dernier, un diagnostic de bronchopneumopathie chronique active (BPCO). Une maladie respiratoire grave et parfois très handicapante.
DE LA CIGARETTE PLAISIR À LA CIGARETTE ALIÉNATION
C’est lors d’un colloque sur cette maladie, qui touche 3,5 millions de personnes en France, que Sylviane a raconté son histoire. « J’ai dû toucher à ma première cigarette à 14 ou 15 ans, se souvient-elle. Mais c’est à 17 ans que j’ai vraiment commencé. À l’époque, j’étais dans un lycée mixte, entourée de garçons qui fumaient tous. Et la cigarette, alors, c’était pour moi un acte d’égalité entre les hommes et les femmes. S’emparer des codes masculins, c’était aussi une façon de défier la morale publique à un moment où les femmes fumeuses étaient encore un peu vues comme des filles de mauvaise vie. »
Sylviane est alors entrée dans l’engrenage classique. Au début la cigarette-plaisir puis, très vite, la cigarette-aliénation. Deux paquets par jour, sans pouvoir faire autrement. « La dépendance s’installe à toute vitesse et sans qu’on s’en rende compte. Sauf le jour où, en pleine nuit, vous vous réveillez pour courir tout Paris à la recherche d’un bureau de tabac… »
LES FEMMES, DES FUMEUSES ÉGALES DES HOMMES
Le sujet principal de ce colloque, c’était les femmes et le tabac. L’occasion de raconter comment, dès les années 1920-1930, les grands cigarettiers américains ont développé un marketing directement ciblé sur les femmes. Avec un message clé : fumer est un acte de modernité et d’émancipation.
« Durant le conflit, aux États-Unis, de nombreuses femmes ont remplacé dans les usines les hommes partis au front, explique-t-elle. Et on a vu apparaître des publicités clamant que puisque celles-ci étaient devenues les égales des hommes, elles pouvaient fumer tout autant qu’eux », expliquait déjà, en 2010 à La Croix, Karine Gallopel-Morvan, maître de conférences en marketing social à l’université de Rennes 1.
LES CIGARETTES, ÉTENDARD DE LA LIBERTÉ
Pour Patrick Peretti-Watel, sociologue et directeur de recherche à l’Inserm, cette thématique a été constante dans la stratégie des firmes. « Ce ne sont pas elles qui ont créé le tabagisme féminin. Mais leur marketing a très habilement accompagné ce mouvement d’émancipation des femmes, qui s’inscrivait dans le sens de l’histoire », constate le sociologue.
« Dans les années 1950, les cigarettes étaient présentées comme un étendard de la liberté, ajoute-t-il. Et cela avait un écho chez beaucoup de femmes qui, peu à peu, intervenaient de plus en plus massivement dans des sphères professionnelles et sociales jusque-là entièrement dévolues aux hommes. »
« TOUT LE MONDE FUMAIT PARTOUT »
Fumer pour être l’égale des hommes, y compris au travail ? « Oui, peut-être. En tout cas, ce qui est certain, ce que les femmes de ma génération ont dû se battre, dans les années 1970 et 1980, pour se faire une place dans des secteurs très largement masculins. Et, il faut bien le reconnaître, où tout le monde fumait, partout. À l’époque, dans ma “boîte”, il n’y avait pas un seul bureau sans tabac, y compris le mien », confie Sylviane, qui a occupé de hautes fonctions marketing dans une grande société d’assurance.
Aujourd’hui, malgré sa BPCO, Sylviane n’a toujours pas réussi à arrêter complètement de fumer. « Et je ne suis pas la seule. Autour de moi, j’ai tout un groupe de proches qui, comme moi, ont beaucoup fumé. Et ce qui est curieux, c’est que tous les hommes ont réussi à arrêter et pas les femmes. »
Source : La-croix.com